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Atelier : Ecrire et lire à Nizas

Atelier d'écriture et Club de lecture : publication de nos travaux , dialogue avec les lecteurs

LA NOUVELLE

Et maintenant, retrouvons nos personnages : le clochard, le viticulteur, le clown et les autres, intégrés dans leur histoire, celle que nous avons inventée en ce mois d'avril 2015 !

Et maintenant, retrouvons nos personnages : le clochard, le viticulteur, le clown et les autres, intégrés dans leur histoire, celle que nous avons inventée en ce mois d'avril 2015 !

UNE SECONDE CHANCE (Marie-Claude)

Ce jour là, il avait fait un temps de chien. Venteux, avec des averses subites, et la fraicheur qui commençait à s’installer. Un vrai temps de Toussaint !

Dans les rues, les gens pressaient le pas. Ils rentraient du boulot en rasant les murs, et s’engouffraient par les portes cochères pour retrouver au plus vite la chaleur de leur foyer.

Le libraire avait rentré ses bouquins et ses cartes postales, les bars remisé leurs terrasses. Ca sentait l’hiver. Et pour Antoine, ça faisait monter l’angoisse d’un cran.

Il était assis sur le trottoir, à demi affalé contre le mur de briques de l’ancien cinéma de quartier, hors service depuis la construction du multiplexe, mais qui avait le mérite de posséder une verrière.

Son postérieur reposait sur quelques vieux cartons empilés, censés l’isoler du froid de l’asphalte. Entouré de quelques sacs contenant ses hardes et les restes de quelques maigres provisions de bouche, il jetait autour de lui le regard hébété de quelqu’un que l’on vient d’arracher au sommeil.

De son visage grisâtre piqué de barbe suintaient une insondable tristesse, une fatigue inextinguible.

Ses cheveux mal taillés lui pendaient sur les oreilles, ses yeux pâles n’exprimaient aucun intérêt pour ce monde qui l’entourait, et sa bouche aux commissures tombantes n’était qu’amertume et déconvenue.

Emmitouflé dans un pardessus gris qui devait avoir connu des jours meilleurs, il semblait indifférent à la pluie qui lui dégoulinait devant le nez.

Que lui importaient les oripeaux dont il était affublé, son pantalon taché, ses souliers fatigués ?

Il ressemblait à un chêne abattu dont la vie s’enfuyait peu à peu, sans bruit, sans secousse, dans l’indifférence générale.

Ces derniers jours, il avait renoncé à anticiper les évènements, à réfléchir aux lendemains. Il se sentait vidé de tout courage, de toute volonté. Il n’avait qu’à laisser aller, après tout. S’abandonner à la rue, à la misère, au désespoir, jusqu’à la mort. La mort ? Il commençait à y penser comme à une délivrance, lui qui n’avait pourtant que 44 ans.

Mettre un terme à cette saloperie de vie qui lui avait tout donné pour ensuite, tout lui reprendre, avec la plus impitoyable cruauté.

Il ferma les yeux, comme pour effacer toutes ces images qui venaient régulièrement rouvrir les anciennes blessures, raviver la souffrance, et la haine aussi…

Oublier, bon dieu, oublier, si seulement il avait pu.

  • Salut !

Il desserra les paupières, intrigué malgré lui. C’est à lui que l’on s’adressait ?

Ah, c’était le gamin. Il l’avait vu souvent passer, depuis huit jours qu’il était là. Un grand gosse, blond, avec des taches de rousseur, au visage ouvert, qui lui souriait maintenant d’un air engageant, sous la capuche de son blouson blanc et bleu à l’effigie d’un célèbre club de football.

Il se racla la gorge, parce que les mots avaient du mal à en sortir, ça faisait longtemps qu’il n’avait adressé la parole à quiconque.

  • Salut !

Il regarda mieux ce jeune visage qui se penchait sur lui avec sollicitude. Il voulait quoi, ce petit gars ? Taper la discute sous la flotte ? Il avait certainement des choses plus intéressantes à faire, genre regarder la télé, jouer aux jeux vidéo, ou même bosser ses cours. Alors ?

Le gosse continua :

  • Vous n’avez pas froid ?

Il laissa encore passer un temps, hésitant sur la réponse. Il avait envie d’opter pour : « qu’est-ce que ça peut te foutre ? », mais quelque chose le retint. Peut-être la gentillesse qui émanait de ce grand garçon, mâtinée d’un rien de timidité, et le sourire des grands yeux bleus.

  • J’ai pas chaud ! Pourquoi ?

Le ton était moins rogue qu’il ne l’avait voulu. En tout cas, pas assez pour décourager le gamin.

  • Heu, je vous connais… Enfin, je vous vois depuis que vous êtes arrivé. J’habite en face, au deuxième.

Il montra du doigt l’immeuble de l’autre côté de la rue, une façade grise, aux balcons de fer forgé, envahie de lierre.

  • Avec ce temps, je me suis dit que pour vous, c’était pas cool… Vous dormez où ?
  • J’ai ce qu’il faut.

Il eut un geste vague en direction du renfoncement : un sac à dos bleu et, roulé, quelque chose qui ressemblait à un duvet.

  • Tu veux quoi ?

Le gosse prit un air penaud. Il hésita, regarda ce pauvre type avachi à ses pieds, qui ne l’encourageait guère. Il avait cessé de sourire. On sentait qu’il cogitait dur.

Malgré tout, il se lança :

  • Je me suis dit que, peut-être, ça vous dirait de venir boire un truc chaud à la maison…

Antoine releva la tête. En un instant, un espoir venait de se dessiner : s’il pouvait prendre une douche, juste ça ; se couler sous l’eau tiède, se laver de toute cette crasse, de toute cette tristesse…

Il demanda sans aménité :

  • Il y a qui, chez toi ?
  • Personne. Je suis seul, là. Ma mère est infirmière. Elle bosse le soir, elle rentre tard.
  • Et ton père ?
  • Ils sont divorcés, il est pas là.
  • Ta mère, tu crois qu’elle serait d’accord ?
  • Je sais pas. Mais elle est gentille. J’crois pas qu’elle ferait la gueule. Et puis, vous la verrez pas !
  • Tu ne me connais pas. Elle t’a pas expliqué qu’on ne doit pas faire confiance aux inconnus ? Encore moins les amener chez soi. Je suis peut-être dangereux !
  • Pourquoi, vous êtes pédophile ?

Pour la première fois depuis des jours, André se mit à rire.

  • Ben non ! mais c’est pas prudent, ce que tu fais.
  • Çà va, j’ai seize ans, et je fais du judo. Et puis, vous n’avez pas l’air méchant. Enfin, c’est vous qui voyez .

Je vais remonter. Mais si ça vous dit….

  • Attends ! tu crois que je pourrais prendre une douche ?

Le visage du gamin s’éclaira de nouveau.

  • Oui, bien sûr. Alors, vous venez ?

Deux heures plus tard, Antoine était méconnaissable. Lavé, rasé, lové dans le canapé, une tasse de café à la main, il s’imprégnait du décor de cet appartement accueillant, peuplé de bouquins, de plantes vertes et de faïences provençales, une oasis de douceur dont il n’avait même pas rêvé.

Il avait pu se changer, et Dany lui avait passé un de ses jeans et un gros pull qu’il « n’aimait pas », avait-il prétexté.

C’était drôle, malgré le jeune âge du garçon, ils étaient sensiblement de la même taille, et Antoine avait salement maigri depuis quelques temps. Depuis la mort de Ninette, en fait. Tant qu’elle avait été là, elle ne l’avait laissé manquer de rien. Il soupira, se mordilla la lèvre.

  • T’aurais pas une clope ?
  • Moi non, j’fume pas, mais maman a dû en laisser quelque part.

Il fourragea dans un tiroir et revint, arborant un sourire fier, un paquet de cigarettes dans une main, un briquet dans l’autre.

Antoine se servit, et suivant le regard de l’adolescent, se dirigea vers la porte-fenêtre. Sur le balcon, il avisa un cendrier sur une table minuscule, et tira la première bouffée avec un plaisir évident.

  • Ça faisait longtemps, tu sais ! Quand t’as pas de fric, tu ne fumes que les cigarettes qu’on te donne, et les gens en donnent de moins en moins.

Il sourit.

  • T’es un chouette gosse, quand même. J’en reviens pas. Mais je pense que ta mère va pas apprécier. Surtout pour les fringues ! Tu vas lui dire ?
  • Bah, elle s’en apercevra pas tout de suite ! après, on verra.

Il adressa à Antoine un clin d’œil de connivence. Ils rentrèrent se remettre au chaud.

  • T’es sûr qu’elle rentre qu’à dix heures ?
  • Ouais, t’inquiètes ! On se mate un film ?

Ainsi commença la nouvelle vie d’Antoine.

Dany était un jeune homme plein de ressources. A présent que son « ami » avait meilleure allure, il avait pu le présenter à son prof de judo, Patrick, dont le beau-frère possédait un petit club d’équitation à la sortie de la ville. Après s’être un peu fait tirer l’oreille, le beauf, sympa, avait accepté de louer presque gratuitement à André une caravane assez convenablement aménagée, et surtout chauffée, plantée au fond du terrain, parmi les chevaux.

En échange, il s’était engagé à rendre quelques petits services dans le club, et il le faisait avec un plaisir croissant, à sa grande surprise, d’ailleurs.

Lui qui avait, durant des années, été un employé en costume-cravate, penché sur ses dossiers, puis un prisonnier presque modèle, passant de la salle de muscu à la bibliothèque pour meubler son temps libre, redécouvrait le plaisir d’une liberté en pleine nature, et il ne négligeait jamais d’aller piquer un petit galop dans la campagne avoisinante dès qu’il en avait l’occasion.

Petit à petit, le goût de la vie lui revenait.

Et la présence de Dany n’y était pas étrangère. Les soirs où sa mère était absente, il allait passer un moment en compagnie du jeune garçon. Il ne comprenait pas bien pourquoi celui-ci semblait plus apprécier sa présence que celle des copains de son âge, bien que l’idée lui soit venue que Dany transférait sur lui l’amour qu’il ne pouvait prodiguer à un père absent et indifférent.

Ils discutaient, chahutaient, et Antoine l’aidait quelquefois dans son travail scolaire.

Le garçon, élève de première S, avait découvert avec stupéfaction que l’ex-clodo avait fait de brillantes études supérieures, et qu’il était loin d’avoir tout oublié.

Bien sûr, il avait questionné. Il voulait savoir ce qui avait amené l’homme intelligent et séduisant qu’il découvrait, à coucher dans la rue comme le dernier des démunis.

Si, au début, Antoine s’était muré dans le mutisme, il avait tout doucement cédé à l’insistance du jeune homme.

Il avait dit la prison, sans dire le pourquoi, conscient de l’inquiétude qu’il provoquait chez Dany. Puis un soir, il avait craqué. Il avait accepté de lui révéler la raison qui l’avait poussé vers cette déchéance.

Sa vie d’avant : jeune employé de banque promis à un bel avenir. Le mariage avec une jeune fille merveilleuse, dont il était fou amoureux. La naissance de Thomas, qui l’avait comblé de bonheur. Le bonheur qui grandissait au même rythme que ce petit bonhomme joyeux ; jusqu’au jour où…..

Le chauffard était ivre, 2,6 g dans le sang, sans permis, sans assurance. Il avait foncé sur le trottoir, fauché la mère et l’enfant. Bilan : deux morts, et un mort-vivant, lui, Antoine.

Il avait pleuré, gémi, hurlé, tapé les murs à mettre ses poings à sang… il n’avait plus dormi, plus mangé… il avait appris la haine. Et petit à petit, il s’était mis à penser à la vengeance.

Le gars était en liberté, en attendant l’audience. Il l’avait traqué, s’était aperçu qu’il menait grande vie, continuant à fréquenter les bars et les boites de nuit, et disait attendre son procès « en toute confiance ». Il connaissait du monde, il n’écoperait pas de plus de deux ou trois ans, il espérait le sursis…..

Alors, Antoine avait franchis le pas. Il s’était procuré une arme, et il était allé l’attendre.

Il l’avait abattu comme un chien, non sans lui avoir dit préalablement qui il était. L’autre essayait de l’amadouer, il lui avait dit : « allons, tu vas pas faire ça, tu veux pas bousiller ta vie, quand même ? », comme si elle ne l’était pas déjà, bousillée, sa vie !

C’est là qu’il avait tiré. De face. Une balle dans le cœur, l’autre dans la tête.

Il avait eu de la chance : le type était mort tout de suite. Il n’avait jamais eu de remords. Il s’était constitué prisonnier. Et maintenant, il avait payé.

Dix ans de sa vie derrière les barreaux, pour meurtre avec préméditation. C’est ça, la justice….

Ce soir là, Dany l’avait pris dans ses bras, et ils avaient pleuré ensemble, doucement, blottis l’un contre l’autre.

C’est le lendemain qu’il avait parlé d’Antoine à sa mère....

  • Tu peux pas continuer comme ça ! c’est du gâchis ! je suis sûr que tu peux retrouver du travail, j’veux dire, un vrai travail, comme t’avais avant.
  • Ah oui, tu crois que je vais prendre la direction d’une banque en ayant fait dix ans de tôle… je suis même étonné qu’ils ne soient pas venus me chercher à la sortie de la maison d’arrêt, avec la Mercédès de service…

Il riait. Mais il commençait à se demander s’il n’y aurait pas une issue, s’il ne pourrait pas retrouver un boulot qui lui rende sa dignité, qui le réintègre dans la société, qui lui redonne l’image qu’on avait de lui avant tout ça.

Et quand il osait se poser la question : pour qui ferait-il cela ? il connaissait la réponse. Pour Dany. Pour cet adolescent qui prenait tous les jours un peu plus la place de l’enfant qu’il avait perdu, son bébé qui aurait eu presque le même âge aujourd’hui.

Pour l’instant, ses 450 euros mensuels lui suffisaient pour vivre, même si ça ne permettait pas de faire des folies.

Ce qui lui restait d’avant, il l’avait investi dans la maison de Ninette, la vieille qui l’avait accueilli à sa sortie de prison, quand il avait voulu échapper à ceux qui auraient pu le reconnaître.

Elle qui n’avait jamais rien connu d’autre que la misère, mais qui avait ouvert ses bras maigres et sa bicoque à l’homme perdu et rejeté qu’il était devenu, il l’avait gâtée comme il avait pu. Que lui importait, à lui qui n’avait plus d’avenir ? Elle criait de joie et battait des mains comme une enfant tandis que sa maison se transformait en une coquette maisonnette dotée d’un confort qu’elle n’avait jamais connu. Et un matin, elle était morte, comme ça, pour rien, peut-être d’avoir été trop heureuse… Il avait engagé ses derniers cents pour l’enterrement, avant d’apprendre qu’une fille installée à Paris, dont sa mère avait même oublié l’existence, le sommait de dégager la place pour mettre la maison en vente.

Il était parti, avec dans son sac à dos, son duvet, un peu de linge de rechange et une lampe torche. Il avait marché au hasard, des jours et des jours de suite. Et il s’était arrêté là, devant ce cinéma désaffecté, dans cette ville de Haute-Provence aux senteurs de lavande, où il avait pensé mourir.

Et il y avait eu Dany. Et maintenant, en plus, il y avait Janet. Le jour où il avait fait sa connaissance, il s’était mis en frais. Il était allé chez le coiffeur, s’était acheté une chemise neuve. Il avait scruté dans le petit miroir de la caravane les cheveux blancs qui parsemaient sa tignasse brune, avait haussé les épaules, et était parti presque excité à son rendez-vous. Il l’aurait reconnue tout de suite, Dany lui ressemblait tant. Blonde, de grands yeux bleus, un petit nez retroussé et un sourire à faire fondre les pierres. Elle savait tout de lui. Il ne savait rien d’elle, sauf qu’il l’aimait déjà.

Ils avaient déjeuné gaiement, parlé de son boulot à elle, les soins à domicile dans les villages environnants, les vieux de la maison de retraite qui la guettaient et lui faisaient des petits cadeaux, les potins des commères, le soleil qui s’obstinait à briller depuis deux semaines malgré la saison, les bons résultats de Dany au lycée…

  • Et vous ? non, on se tutoie : et toi ? tu vas rester ici ? tu cherches dans quel secteur ? Dany est sûr que tu réussiras, il t’admire tellement… Vous m’avez bien roulée dans la farine, tous les deux ! je croyais que c’était le fils de la boulangère qui squattait chez moi tous les soirs, et je pestais de savoir qu’il me piquait des cigarettes…

Elle riait aux éclats. Elle était tellement charmante !

Ils s’étaient revus deux ou trois fois, et il avait peur de ce qu’il commençait à éprouver. Serait-ce possible ? Avait-il le droit d’espérer un nouvel avenir radieux ?

Ce samedi soir, elle l’avait de nouveau invité à dîner. Au moment de se séparer, elle avait lancé :

  • Demain, il va encore faire faire beau. Je suis de repos. Si on allait à la mer tous les trois ? On va se balader dans les calanques, ça vous dit ? en une heure et demie, on y est.

Il applaudit à cette idée, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.

  • Ne viens pas jusqu’ici, c’est pas la peine. Attends- nous devant la poste, je klaxonnerai.

Il partit le cœur joyeux. Il marchait d’un bon pas, heureux de constater qu’il avait complètement retrouvé sa forme physique. Et demain, peut-être qu’il leur en parlerait… Oh, ce n’était pas le Pérou, mais on lui avait proposé un poste à Aix. Il avait rencontré le directeur, ça s’était bien passé. Le type savait qui il était, il se souvenait du nom associé à sa photo dans les journaux. Il lui avait serré la main longuement. Il comprenait…. Il espérait vraiment qu’il ferait l’affaire. Il en était sûr ! Il commencerait à 2200€ nets par mois. Oui, demain, il leur en parlerait.

Il traversa l’avenue en souriant. Il y eut un bruit mat, et la camionnette stoppa dans un crissement de freins.

Lui, il volait dans les airs, le sourire encore aux lèvres. Il était tellement heureux !

THE END

L’emprise des racines (Marie-Claire)

Après avoir passé quelques années à Paris, il était revenu sur son sol natal pour reprendre son travail de vigneron.

Au décès de ses parents, il avait hérité de quelques hectares de vignes. Il était attaché à ses valeurs paysannes comme un vieux cep dont les racines tentaculaires se frayent un passage dans son sol caillouteux.

Il n’était pas très grand de taille, son buste était large, des bras musclés et de grandes mains, comme des battoirs de lavandières. Sa beauté, ce n’était pas son physique, mais son sourire et sa gentillesse qui le rendaient agréable et apprécié de tous.

Il était serviable, il usait de sa force tranquille pour aider ses compagnons dans des travaux d’adresse et de dextérité. Son allure était simple, sans recherche vestimentaire.

En saison froide, pour la taille des sarments, quand le vent du nord soufflait avec force, il portait des pantalons en velours épais, le béret en feutre enfoncé jusqu’aux oreilles, et recouvrant les arcades sourcilières.

Et pour lutter contre la chaleur excessive de l’été, il revêtait le pantalon ou short en toile légère et la chemisette à manches courtes, tenue à peu près identique de tous les viticulteurs. Sur sa tête, le traditionnel chapeau de paille avec, sur le rebord de sa calotte, les initiales en laiton doré du nom de son propriétaire.

Il ne s’était jamais marié, ou du moins il était revenu seul au village. Il avait gardé de bonnes relations avec ses amis Paul et Léon, et en fin de journée, ils bavardaient longuement sur leur passion commune, l’amour du Vin.

Trois Bacchus s’enivrant de cascades de mots, vantant souvent avec excès le nectar du jus de la treille.

Cette éloquence le rendait nerveux ; alors, il clignait ses yeux, pinçait ses lèvres, et dirigeant un poing menaçant vers le ciel, il racontait encore et encore la cause de son départ, la résolution d’abandonner son travail et ses vignes qu’il aimait tant, pour rejoindre la grande ville.

C’était par un matin du mois de juin, il avait débouché en haut de la colline, il s’était assis un moment sur le bord de la citerne ; il regardait son village, et il le trouvait beau.

L’air était chaud, de grosses gouttes de sueur inondaient son front. Il retira son chapeau, sortit son grand mouchoir, et s’essuya le visage. Pensif, il scruta l’horizon. De gros nuages ourlés de blanc devenaient de plus en plus sombres et envahissaient le ciel. L’orage menaçait. Il se releva, poussa un soupir, se donna la force de hâter le pas pour atteindre rapidement les premières maisons.

Une heure après, le tonnerre gronda. L’air sentait la terre mouillée. De grosses gouttes d’eau s’écrasaient sur le sol, se transformant rapidement en grêle, puis en grêlons gros comme des billes qui s’entrechoquaient en tombant, s’amoncelaient dans les rues et ruisseaux. Des milliers et des milliers de grêlons qui s’abattaient sur le vignoble.

Un peu plus tard, il ne put que constater le désastre : les feuilles étaient hachées, les grappes de raisin arrachées, les souches complètement déshabillées. Toute la récolte anéantie, une année de travail détruite, enlevée, plus rien !

Une grande détresse l’envahit. Il se mit à pleurer. Il soupira, essuya ses yeux, complètement découragé, conscient que son destin basculait.

Ce soir-là, il prit la résolution d’arrêter là son avenir de vigneron. Il lui fallait quitter tout cela et trouver un travail dans une grande ville. Il n’y avait pas d’autre moyen.

Quitte à partir, pourquoi pas Paris ?

Sa mère, éplorée, ne s’en remettait pas. Sans diplôme en poche, pensait-elle, qu’allait-il faire ?

Arrivé dans la capitale, il avait flâné le long de la Seine, vers les quais et les entrepôts de négociants en vin ; c’était là qu’il désirait travailler. Il voulait garder un lien, une attache avec son passé.

Hésitant, il était entré dans un bureau pour se présenter. La première entrevue avait été favorable. Il commença sa nouvelle besogne, fier et heureux. Il fallait décharger tonneaux et barriques. De ses longs bras musclés, il les empoignait de part et d’autre, faisait corps avec les fûts, et les dirigeait avec fermeté et précaution.

Sa première journée l’avait fatigué, il était éreinté ! Une seule idée en tête : s’allonger, se reposer. Il regagna son petit logement mansardé. Ses muscles douloureux lui rappelaient les efforts fournis. Le sommeil l’envahit et il ne lui opposa aucune résistance.

Mais chaque jour, son travail s’améliorait. Il y mettait tout son talent et son courage.

Dans son entourage, il fit connaissance d’œnologues et de sommeliers, qui devinrent ses amis.

Ils partagèrent des soirées de dégustation, et les appellations, les terroirs, la science des sols, les divers cépages, n’eurent bientôt plus de secrets pour lui. Ces découvertes lui permirent de progresser dans sa connaissance de cet art divin. Il jonglait avec aisance avec les noms des grands crus : les Bourgognes, Clos Vougeot, Nuits-Saint-Georges, les Bordeaux, les Margaux, les Champagnes, les vins de Loire, de Provence, les Beaujolais, et sa Clairette du Languedoc... Il récitait toute la litanie des grands cépages : le Merlot, la Sirah, le Grenache, le Sauvignon, le Chardonnay, la Roussane...

Au bout de quelques années, il était arrivé au sommet de sa profession, de la taille des sarments à la vendange, de la vinification à la mise en bouteille, jusqu’à l’apothéose de la dégustation. Satisfait de lui-même, de son parcours et de sa réussite, les racines de sa région lui faisaient signe, et il prit la résolution d’y revenir.

Un jour du mois de juin, il arriva en haut de la colline. Les vignes descendaient et tapissaient les coteaux entourant le village d’une couronne de verdure. Il connaissait ce paysage. Rien n’avait changé, il en était ému. Il se dit que les amis qui étaient restés avaient du supporter des années difficiles pour se remettre financièrement de ce cataclysme naturel, et pourtant, eux avaient gardé l’envie de travailler les vignes, labourer les champs, et ainsi ils avaient préservé cet environnement, son environnement, celui qu’il avait connu, et qu’il avait pourtant abandonné, mais avec tant de regrets... Celui qu’il contemplait maintenant, et dans lequel il se retrouvait. L’emprise des racines l’oppressait. Il savait qu’il ne pourrait plus quitter cette terre tant aimée.

Bouleversé, il s’assit sur la citerne bleuie de sulfates, à l’ombre de la tonnelle où grimpait une vigne vierge. Le ciel était bleu, sans nuages, les genêts étaient en fleurs et leur parfum embaumait la campagne. Il contempla l’orée du petit bois de chênes, les maisons aux toits de tuiles vernissées, le clocher de son église qui sonnait l’angélus, et les tours du château.

Il s’émerveilla de ce décor immuable, et de bons souvenirs lui revinrent. Il esquissa un sourire. Il se sentit heureux. Il murmura pour lui-même :

« J’ai hâte de retrouver mes compagnons, de les remercier d’avoir su préserver ces trésors. Mon dieu, qu’il est beau, mon village ! »

Et, sautant sur ses jambes, il attaqua le sentier qui descendait vers sa maison, impatient de retrouver les siens, se demandant si ses copains Léon et Paul seraient là pour l’accueillir …

THE END

TOUS EN PISTE ! (Joëlle)

Les techniciens s’agitaient autour de lui ; soudain, les jongleurs en sueur jaillirent de la piste en sautillant. Tout en les croisant avec un petit geste de connivence, Diego traversa les coulisses, enjamba les câbles électriques qui serpentaient sur le sol et s’arrêta devant la lourde tenture rouge. Tandis qu’une voix le présentait sous un silence impatient, le rideau s’écarta et le dévoila. Il apparut, bras légèrement écartés sous les projecteurs, raide et timide à la fois. Les enfants savaient que c’était le moment qu’ils préféraient et avaient déjà, sans qu’il eût prononcé le moindre mot, un sourire de circonstance aux lèvres. Ils détaillèrent cette silhouette plantée là, comme un culbuto, prêt à balloter.

Il faut dire que tout en lui était courbes, du contour du visage, large, des sourcils en arc-de-cercle outrageusement maquillés de noir, jusqu’au regard d’une naïveté désopilante. Et l’on n’aurait su dire ce qui, chez lui, accrochait la lumière : les deux gros pois vermillon plantés sur ses pommettes ou le teint, par contraste, uniformément crayeux ? Sans doute aussi, cette bouche monstrueuse, écarlate, ourlée artistiquement, puisait-elle, dans l’éclat des lampes, une façon d’aviver cette face de pleine lune ! La panoplie n’aurait pas été complète sans la mousse sphérique, rouge, qui coiffait le nez. Et que dire de ce chapeau rond de feutre noir, aujourd’hui volontairement bosselé ? Il semblait en équilibre précaire sur une chevelure hirsute, tirebouchonnée, qu’il contenait à grand peine. Même les chaussures, immenses, au bout galbé, s’accordaient au personnage ! Ses vêtements, trop grands pour lui, baillaient hors de sa ceinture et enveloppaient un corps que l’on devinait, sous le tissu, tout en rondeur. Enfin, dernier détail de cet affublement, les grosses pastilles noires qui lui servaient de bouton et sur lesquelles se fichaient, hilare, l’œil réjoui du public.

Ainsi, seul, livré aux regards de tous, Diego eut une dernière hésitation avant de claudiquer pesamment vers le centre de la piste. Et cette démarche d’albatros, pataugeant sur un parquet ciré dont il se servirait, plus tard, pour trébucher, comblait déjà, en l’assouvissant, l’attente des joyeux drilles postés aux premiers rangs.

Il commença peu à peu à entrer dans son rôle de bouffon. Mais, alors que son allure grotesque suscitait le rire, que ses gestes maladroits comblaient de joie son auditoire, son œil furetait, balayant les têtes esclaffées. Il redoutait par-dessus-tout cette moue condescendante qui pouvait en une seconde, le ravager de chagrin. Son regard se voilait, s’étiolait, mélancolique, tout en accomplissant les gestes, les mots de son numéro. Mais lorsque la lampe de coursive retint brièvement dans son halo un visage, là, au deuxième rang, le sien s’anima étrangement ; et son cœur s’emballa. Bien sûr, Diego n’était pas assez naïf pour croire que Cécile, en gloussant devant ses pitreries, éprouverait un jour, pour lui, plus que de l’amitié. Mais il ne pouvait rien à ce ventre qui se broyait lorsqu’elle lui souriait, ni à ce goût de fiel dans la bouche dès qu’elle s’éloignait. Elle, avait pour lui cette expression railleuse et indulgente que l’on a envers un jeune chiot qui se roule dans la poussière, mais son visage pouvait se transformer, en présence d’un tiers, d’une façon radicale. On pouvait alors y lire un dédain teinté de mépris ; pire, le rire saccadé qui s’en échappait, traduisait alors une répulsion non dissimulée qui le pilonnait impitoyablement.

Malgré cela, il aimait se prévaloir de ces sentiments. Même s’ils attestaient du rang auquel elle le reléguait, il avait au moins la sensation d’exister pour elle, de faire partie de son paysage familier. Pourtant, ce soir, en se tournant vers lui, le visage de Cécile affichait un masque d’indifférence totale à ce qui n’était pas Clément, le nouveau directeur du cirque, assis à ses côtés. Diego les observait, noyés tous deux parmi les spectateurs. Tandis qu’il évoluait sur la piste, il assistait à la scène qui se formait subrepticement sous ses yeux : un frôlement furtif des doigts, un regard à la rencontre de l’autre, une épaule qui se rapprochait. Bouleversé, le jeune clown suivait l’évolution d’une relation qu’il pensait inéluctable et dont l’idée lui parut si insupportable, qu’immédiatement, un plan s’imposa à lui. En bouleversant ce soir sa représentation, il parviendrait, l’espérait-il, à contrecarrer et qui sait, à empoisonner ce lien qui s’ébauchait sous ses yeux.

L’idée lui vint en s’agrippant à la corde. Il l’enroula autour de sa taille. Puis, il se hissa toujours plus haut, s’arc-boutant encore et encore afin de rejoindre la toile du chapiteau. Juché au sommet, il évalua la piste plus bas, puis le public sidéré, le souffle court, attentif au moindre de ses gestes. Calant ses chevilles sous la barre, il se balança d’abord mollement puis s’élança dans les airs, feignant de s’empêtrer en s’agrippant à la corde, in extremis. Des cris, puis des rires se déclenchèrent lorsqu’il récupéra, de justesse, son point d’appui. Il prit alors une oscillation de plus grande amplitude. Les musiciens, perturbés par ce changement de programme suspendirent leur morceau. Seul le roulement continu du tambour entretenait délibérément la crainte des spectateurs. Diego pouvait ainsi se délecter du silence tendu qui parvenait jusqu’à lui. Donnant à son corps l’impulsion nécessaire pour exécuter une pirouette, il commença à tanguer dangereusement entre deux trapèzes. Il exultait, devinant au-dessous de lui, à la fois éblouis et désorientés, tous ces visages levés vers lui. Du haut de son perchoir, ils ressemblaient à une masse sombre et floutée qui oscillait, comme lui, dans un mouvement de va et vient. Avec une joie mauvaise, il se réjouissait déjà de leurs réactions devant le fait accompli, et imaginait à l’avance la stupeur, voire la culpabilité ou le regret sur le visage de Cécile. Le roulis qui le ballotait entre l’échelle et la corde l’empêcha d’apercevoir deux silhouettes se lever, glisser dans l’allée et franchir le seuil du cirque. Il décida qu’après les deux voltiges suivantes et l’enchainement de figures, il serait enfin prêt à exécuter son plongeon final. Il fermerait les yeux, le cou enserré, tandis qu’un souffle puissant monterait jusqu’à lui pour se transformer en clameur.

Dehors, sous la lueur blafarde des lampadaires, Cécile aspira avec avidité cette nuit où le parfum des aubépines, en bordure du petit bois de chênes, s’entremêlait aux exhalaisons musquées des fauves dans les cages grillagées. Avec ce décor si familier autour d’elle, il lui semblait que tout était en place pour savourer ces instants qu’elle qualifierait plus tard, elle en était sûre, de magiques. Elle frissonna sous l’émotion. Le ciel constellé d’étoiles magnifiait encore plus cette inoubliable soirée. Derrière la toile tendue du chapiteau, elle entendit des hurlements, mais la jeune fille savait que ce n’était que l’expression d’un public excité. Un visage se pencha sur elle ; le cœur battant, elle tendit ses lèvres vers Clément. A l’intérieur, au milieu de la piste, le souffle coupé devant la corde qui se balançait, les spectateurs s’étaient figés.

Soudain, une salve d’applaudissement s’éleva. Diego remercia d’une révérence maladroite ces visages admiratifs et ces exclamations enthousiastes. Il fulminait pourtant, s’interrogeant encore sur cette couardise qui l’avait incité, dans un geste ultime, à se libérer du lien fatal.

THE END

La rencontre (Christiane)

Un dimanche matin, 9 heures : elle se rendait à pied au marché qui se tenait chaque dimanche matin dans la petite ville où elle habitait, située en bord de mer. Elle ne s'attardait jamais longtemps, juste le temps d'acheter quelques produits frais sur la petite place, entourée de platanes. Elle savait que ses enfants, tout juste levés à cette heure, restaient pendant ce temps avec bien peu d'enthousiasme seuls avec leur père : ils devaient composer avec cet homme, peu présent en semaine, du fait de contraintes professionnelles réelles ou prétextées et ne se sentaient pas très proches de lui.

« Pourquoi te sentons-nous toujours si loin même quand tu es avec nous ? » se demanda-t-elle en passant devant les étals de marchandises.

Une fois son panier rempli de quelques provisions destinées à régaler malgré tout sa petite famille, il lui vint soudain l'envie de s'accorder, pour une fois, un moment de liberté. Elle n'en avait pour ainsi dire jamais, elle n'avait toujours pensé qu'aux autres et peu, trop peu à elle. Occupée du lever au coucher des enfants par les courses à faire, les repas à préparer, les devoirs à surveiller, les conflits à gérer, les anniversaires, les loisirs, les vacances à organiser, elle n'avait pas une minute à elle: voilà pour la mère. Le sort de ses malades aussi la poursuivait souvent, même la nuit et il lui arrivait, après une dure semaine de travail, d'être encore de garde le week-end : voilà pour le médecin. Quant à sa vie de couple partagée avec Pierre, son mari, celle-ci après plus de 10 ans de vie commune, ne réservait plus trop de surprise : le travail de chacun servait peut-être d'excuse pour éviter parfois de passer trop de temps ensemble . « Qu'avons-nous encore à échanger en dehors des soucis causés parfois par les enfants ? Nous passons si peu de moments dans l'intimité, avons-nous encore des sentiments l'un pour l'autre ? »

Animée de telles pensées, elle décida de s'asseoir tranquillement à la terrasse d'un café, au soleil, face à la mer : ce matin là elle brillait de mille éclats sous un ciel d'un bleu immaculé. Jamais, pour ainsi dire, elle n'avait pris réellement le temps d'être attentive à cet environnement que beaucoup de ses patients lui enviaient. Peu de promeneurs à cette heure matinale, la digue était presque déserte et ce calme ajoutait encore au plaisir qu' elle ressentait d'être là, seule, face à ce tableau qui s'offrait à elle : elle fixait, sans s'en rendre compte, les vagues qui les unes après les autres, venaient mouiller le sable de la plage pour se retirer l'instant d'après en ne laissant qu'un mince filet d'écume blanche. Puis, ses yeux naviguaient d'un bout à l'autre de l'horizon en s'arrêtant parfois sur une voile qui se détachait au loin, ses pensées vagabondaient n'étant déjà plus uniquement centrées autour d'eux. Elle se sentait bien, là, face à elle-même, libérée de toute contrainte, goûtant ce moment de paix intérieure.

Soudain, un véhicule qui se garait sur un parking, juste en face attira son attention. Un homme de taille moyenne, assez corpulent, en descendit, traversa la promenade, d'un pas décidé, mais lourd, comme si son corps dictait, à l'insu de sa volonté, l'allure à adopter. Il s'installa prestement à une table près de la sienne et d'un geste sec, y déposa des clés, commanda sur le champ un café. Elle l'observa un peu malgré elle et déjà son esprit se perdait en suppositions : habitait-t-il juste à côté pour n'avoir sur lui que ces clés ? était-il pressé ? s'était-il esquivé, comme elle, un court moment pour se retrouver seul ?

Il attendait d'être servi et avait donc tout loisir d'observer ce qui l'entourait. Il prit soudain conscience de sa présence et sans hésiter aborda la conversation en évoquant le temps splendide de ce week-end de Janvier, un épisode magique de douceur printanière, volé à l'hiver, dont il fallait profiter. Le reste de la France était sous la pluie.

Tout en l'écoutant, faisant mine d'acquiescer, elle l'observait et se surprit à imaginer qu'il s'était empressé d'enfiler la première tenue trouvée : cette veste qu'il n'avait pas pris la peine de boutonner, ce pantalon de sport ample retenu à la taille par un simple cordon mal noué, ces baskets enfilées à la va-vite pour ne pas perdre une minute de cette pause qu'il avait eu envie de s'accorder. Seule petite touche d' élégance au milieu de cette allure un peu négligée : cette paire de lunettes de soleil qui, détournée en serre-tête, retenait sa chevelure grisonnante, peignée en arrière. Son visage assez pâle, à la barbe blanche hirsute, aux traits tirés, aux yeux cernés, montrait une certaine lassitude, son regard était éteint. « Mais pourquoi m'attarder autant sur l'apparence de cet étranger ? Il n'est en rien séduisant ». Elle fut surprise de sa capacité à laisser ses pensées divaguer ainsi. La suite de l'échange lui donna matière à se reprendre car après les quelques phrases échangées sur le temps, la conversation reprit de plus belle : il se mit à évoquer mille choses avec passion, franchise comme s'ils se connaissaient depuis des années et elle, de son côté, ne pouvait s'empêcher de poser des questions, curieuse d'en savoir plus. Quelques fois, il attendait ses réactions pour poursuivre, ne cachant pas sa joie quand elle partageait ses opinions. Ils prenaient tous deux un réel plaisir à échanger idées et expériences personnelles. Elle, prenait plus de temps à écouter ses propos avec intérêt, ce qui l'incitait et l'encourageait, lui, à préciser sa pensée ou même souvent à rebondir sur un autre sujet. Parfois, lorsque les mots ne lui venaient pas assez vite pour traduire sa pensée, elle venait à son secours et ils en plaisantaient. Elle ressentait un profond bien-être, depuis si longtemps elle n'avait eu l'occasion de discuter de la sorte, de se livrer sans retenue, sans arrière-pensée, libérée comme d'un carcan pour un court moment. « Je les ai totalement oubliés depuis que je suis assise là, ils sont loin en ce moment même s'ils ne sont qu'à l'autre bout de la promenade » s'avoua-t-elle.

Il était intarissable sur les beautés de la nature qu'il avait pu admirer en maintes occasions. Après une légère hésitation _ il attendait de sa part un encouragement à lui livrer une pensée plus intime_ il lui confia sa croyance en Dieu, qui seul selon lui pouvait être à l'origine de tant de merveilles dans la nature. Sur ce point, elle ne partagea pas son opinion, elle ne croyait pas en Dieu, le monde n'était pas aussi beau à ses yeux qu'il voulait lui faire croire. Son métier l'avait confrontée à des situations douloureuses, à de grands malheurs dont elle ne pouvait faire abstraction.

Il lui décrivit alors, pour mieux la convaincre peut-être, des paysages à couper le souffle, découverts aux quatre coins du monde, dans une solitude totale, lui parla avec passion de cette nature majestueuse qui offrait à l'homme des tableaux spectaculaires et grandioses : il la transporta pour quelques minutes sur des plateaux d'altitude dénudés, écrasés de soleil, dans des gorges profondes, sinueuses, inaccessibles, sculptées au fil des siècles par des fleuves puissants, près de lacs bleutés d'altitude, enserrés de crêtes enneigées, sur des sommets touchant presque le ciel, surplombant le vide, le néant, dans des déserts infinis où le sable semble murmurer des chants, au bord de chutes d'eau vertigineuses. Cet homme avait connu des sensations très fortes lors de rudes épreuves tentées dans l'ascension de hauts sommets de l'Himalaya , de grosses frayeurs durant des traversées d'océans par gros temps. Il lui était arrivé de côtoyer la mort dans des situations extrêmes et son corps en avait gardé des séquelles.

Tout à coup, son flot de paroles se tarit, faisant place au silence, pesant au bout d'un certain temps, elle n'osait y mettre fin : que pouvait-elle ajouter ? Cette pause dans son récit exalté faisait jaillir en elle des questions :

« Pourquoi cet inconnu parvient-t-il à me retenir à cette terrasse de café en me faisant partager des moments aussi intenses de sa vie ? Pourquoi accorder une telle attention à ses propos ? Pourquoi ses paroles ont-elles un tel retentissement en moi ? »

C'était à lui de poursuivre, mais au lieu de cela, elle sentit monter en lui une certaine amertume.

Un autre de ses souvenirs jaillit encore qui lui redonna le sourire, la joie se dessina à nouveau dans ses yeux : récemment, il effectua encore un vol au-dessus des étangs de Camargue, au milieu des flamands roses. Il était alors un oiseau parmi tant d'autres.

Elle se surprit à être à ce point captivée par ses récits, curieuse et admirative de son parcours de vie hors du commun, comparé au quotidien banal qui était le sien, comme celui de tant d'autres gens d'ailleurs.

« Qu'ai-je fait d'exaltant pour ma part pendant toutes ces années passées? Toute une vie centrée sur les études, le travail, une réussite professionnelle, mais à quel prix ? Toute une vie axée sur le devoir au service de mes malades puis des miens ». Les questions, les interrogations surgirent, les doutes aussi sur le sens qu'elle avait donné à son existence et qui, soudain, était profondément remis en question. Cet homme, rencontré par hasard, il y a si peu de temps, ne pouvait se douter que ses propos aient pu l'ébranler à ce point. Il avait été comme placé sur sa route en ce dimanche matin afin qu'elle ouvre les yeux et regarde la réalité en face. Rien ne serait peut-être plus désormais comme avant. Elle aspirait à un changement qu'elle savait à présent incontournable mais en mesurait aussi les conséquences. Elle avait peur mais ne pouvant le lui confier _ il n'était rien pour elle_ elle éprouva un sentiment de solitude.

Ils étaient là, depuis plus d'une heure. « Il n'est donc pas aussi pressé qu'il semblait l'être, quand il a pris place à cette terrasse qu'il a à présent du mal à quitter » .

L'heure tournait encore, quelques nuages s'annoncèrent dans le ciel, le vent se leva , dissuadant de s'attarder davantage à cette terrasse, ils commençaient à se refroidir mais les promeneurs, eux, effectuant leur promenade dominicale, se faisaient plus nombreux.

Soudain, il poursuivit mais le ton enlevé, enthousiaste, jovial fit place à la tristesse: il devait à présent tourner la page, renoncer à être celui qu'il avait été, cet aventurier, ce baroudeur, cet homme toujours prêt à se dépasser, à relever de nouveaux défis. Cette vie faite de risques, passionnante, exaltante, hors du commun qui avait été la sienne, était désormais derrière lui.

Il lui fallait désormais tenir compte de limites physiques : une défaillance cardiaque, des réactions plus lentes, des gestes imprécis, une fatigue, qu'il retrouvait au réveil pour ne l'oublier que dans le sommeil, tous ces maux, indissociables de l'âge, lui interdisaient de continuer à mener la vie qu'il menait et lui dictaient désormais la conduite d'une autre vie, celle d'un sédentaire, ancré à sa région, à ses racines, reconverti dans la vigne. Sa santé plus fragile lui commandait aujourd'hui une sagesse, nourrie, certes, de tous ses souvenirs _ il se les repassait tel un film sans fin, elle en avait été la spectatrice pour un moment_ mais assombrie par d' éternelles envies, des rêves inassouvis. Vivre pour lui, c'était donc aussi apprendre à devenir sage, accepter de vieillir.

Elle faisait sienne sa mélancolie car son modèle de vie, tout comme le sien, était brusquement remis en question. Tel était donc le point commun qui les unissait à cette terrasse : ils partageaient le même doute, les mêmes appréhensions face à un avenir à redéfinir.

« Mais je m'aperçois que je n'ai parlé que de moi depuis que nous sommes là et que vous avez eu la gentillesse de m'écouter avec beaucoup d' attention d'ailleurs comme si mes propos trouvaient une certaine résonance chez vous aussi. Est-ce le cas ? J'aimerais en apprendre un peu plus sur vous maintenant, dit-il en détaillant les traits de son visage."

" Oh, vous savez, avoua-t-elle timidement, ma vie n'a rien de bien palpitant au regard de la vôtre, j'ai comme l'impression d'avoir été sage bien avant d'avoir vieilli.

Je n'ai pas encore votre âge mais vous pouvez vous nourrir encore des souvenirs qui vous habitent et vous maintiennent bien en vie, revivre en pensées vos aventures, les faire partager, moi, je n'ai rien de tout cela."

" Vous avez peut-être plus encore que tout cela : la joie peut-être d'être entourée des vôtres, moi, je vis seul, la vie que j'ai menée était inconciliable avec une vie de famille. Je cultive la vigne mais ne laisserai rien derrière moi. Je n'ai vécu que pour moi. Le résultat est là. Avez-vous une famille, des enfants, un mari ?"

" Toute ma vie tourne autour d'eux et je n'ai pas l'impression d'avoir pleinement vécu la mienne. Se rendent-ils compte d'ailleurs au quotidien de tous ces sacrifices, ils se sont simplement habitués à ma présence, continueraient-ils d'exister sans moi ?"

" C'est ce que nous allons voir tout de suite: je vous invite à déjeuner. Vous n'avez qu'à prévenir votre mari que vous avez rencontré un aventurier, dont vous vous méfiez au plus haut point mais avec lequel vous acceptez quand même de déjeuner. Voilà un bon départ pour une émancipation un peu tardive. Entre nous, je dois vous confier que je n'ai pas la moindre envie de vous détourner du droit chemin mais simplement vous offrir un savoureux moment de liberté partagée."

Cet homme, en si peu de temps, lui avait tendu le miroir dans lequel elle mesurait le vide de sa vie, son enfermement, il était temps de prendre son envol.

Ils réglèrent leur consommation, elle reprit son panier. Oui, elle avait fait le marché, il était l'heure pour elle normalement de préparer le déjeuner, les enfants devaient mourir de faim. Aujourd'hui tout serait donc différent.

Elle appela au domicile. Un des enfants décrocha. Elle dit qu'ils devaient déjeuner seuls, elle rentrerait vers 15 heures, qu'ils ne s'inquiètent pas !

S'inquiétaient-ils ?

THE END

Journée fatale (Monique)

Elle avait détaché ses cheveux, longs et châtain clair qui reposaient à nouveau librement sur des épaules frêles. Son visage était blême, presque exsangue. Les yeux bleu acier semblaient las. Le nez fin, les lèvres à peine rosées, les joues creuses, elle n’entendait plus, elle fuyait. Tout son être fuyait. Le cou avait disparu sous l’écharpe de laine jetée à la hâte et une pelisse emmitouflait un corps svelte. Elle courait sans se retourner, le souffle court. Ses talons crépitaient sur le sol et résonnaient, elle retenait d’un geste crispé le sac serré sous le bras . Enfin, elle avait rejoint sa voiture au parking et ses mains s’accrochaient nerveusement au volant. Elle respirait avec peine . Elle fixait sa bague, comme pour se concentrer sur soi. Elle reprenait haleine. Peu à peu, le calme lui revint, puis ses esprits ,la respiration fut plus ample, les pommettes aussi reprirent vie. L’instant d’avant ratatiné sur le siège, son corps se déploya. Un bref coup d’œil au rétro lui renvoya une image qui l’étonna.

Elle mit le contact et démarra.

Elle allait rentrer chez elle après cette journée harassante, elle prendrait un bon bain, ça irait.

Elle s’en remettrait, elle en avait vu d’autres depuis ces derniers mois! Pourtant aujourd’hui son patron avait été plus odieux que jamais, particulièrement humiliant aussi .Tout y était passé : ses compétences autant que son relationnel, son look, son tempérament , il n’y était pas allé de main morte, le mufle. Quel salaud ! Elle pouvait bien le dire après tout ! Oui un beau salaud ! Misogyne, pervers…

Elle roulait maintenant, encore un peu tendue, à peine. Elle laissait ses pensées l’envahir sans les retenir, pas cette fois. Comme une complice docile, la voiture ronronnait et on aurait pu dire que le bruit du moteur la berçait. L’habitacle était chaud, douillet même, elle se sentait comme dans un cocon, à l’abri. Elle n’avait pas envie de musique. Non, elle revivait maintenant les évènement avec plus de détachement, la lucidité lui revenait. Elle s’autorisait des idées habituellement refoulées. Elle compatissait pour elle-même, elle se consolait, elle existait . Elle inspira profondément. Il lui semblait que l’air était plus pénétrant, qu’il circulait plus librement.

Elle roula longtemps ainsi, dans un état second, sans se rendre compte qu’elle ne se dirigeait pas vers l’appartement qu’elle partageait avec son ami Pierre depuis cinq ans déjà. Elle avait quitté le périphérique, et bifurqué sur l’autoroute. La nuit tombait, elle roulait à l’aveugle.

A l’aveugle ! Quelle ironie …. Les derniers mois lui revenaient à la mémoire sous d’autres angles, d’autres perceptions. Plus justes, plus réalistes ? Plus objectifs, plus sincères envers elle ?

Oui, elle le savait maintenant, son patron était vraiment allé trop loin. Rien n’autorisait personne à agir de la sorte, et nul n’était obligé de subir ce qu’elle avait subi. Quel pouvoir dans quelle société pouvait conduire à de tels comportements ? Elle consulta son téléphone ; Pierre n’avait pas cherché à la joindre.

Elle décida d’aller voir la mer.

Tout de suite elle se projeta dans ce week-end improvisé qui faisait irruption dans sa vie trop bien rangée. Il y avait si longtemps qu’elle n’était pas allée se ressourcer aux contact vrai de la nature. Le Crotoy serait sa destination. Elle adorait ses paysages changeant au gré des marées, ses plages immenses balayées par le vent, ses dunes comme autant de refuges aux oiseaux migrateurs, ses landes. Si elle avait de la chance, elle trouverait un petit hôtel en recul. On n’était pas en pleine saison. Rassérénée, elle appuya sur l’accélérateur comme on prend une décision, franchement.

Quand elle se gara sur le parking de l’auberge de la dune, elle fut rassurée de voir que les fenêtres diffusaient encore cette lumière blafarde qui peine à se projeter dans la nuit. La salle était vide mais le patron vint rapidement à elle et lui proposa une chambre sur le devant. Elle n’avait rien mangé mais c’était égal, elle aspirait maintenant à quelques bonnes heures de sommeil. Elle était lasse.

La pièce n’était pas beaucoup chauffée, mais relativement petite, elle monterait vite en température, d’ailleurs sa grand-mère lui disait souvent quand elle était enfant, que c’était meilleur pour la santé, qu’elle-même avait vécu sans confort et qu’elle n’avait jamais été malade. Ca faisait longtemps qu’elle n’était pas allée lui rendre une petite visite, il faudrait qu’elle programme çà. Elle réalisa qu’elle n’avait pas de bagages; elle se glissa dans les draps et frissonna, elle se pelotonna en chien de fusil. La nuit fut agitée, elle rêva beaucoup, se réveilla beaucoup, pensa beaucoup. Les heures s’égrenaient laborieusement, elle espérait l’aube depuis longtemps quand les premiers rais de lumières filtrèrent les interstices des volets. Elle hésitait néanmoins à se lever : prendre une douche, s’habiller, descendre, lui paraissait relever du défit. Quand elle se regarda dans le miroir, elle soutint son regard et s’en étonna , cela faisait longtemps qu’elle n’avait plus oser le faire. Son expression avait changé, elle n’aurait su dire quoi exactement. Une étincelle… Après un copieux petit-déjeuner, elle s’enquit de trouver un supermarché pour y acheter tout ce dont elle avait besoin, du nécessaire de toilette aux baskets, jean et pull over. Cet endroit, pourtant modeste, qui diffusait une musique aguicheuse, la mit mal à l’aise. Elle se hâta de rentrer pour se changer. En chemin, elle pensa à Pierre . S’était-il manifesté depuis la veille ? Elle lui avait envoyé un texto pour le rassurer et lui annoncer qu’elle avait besoin de prendre un peu de recul. Elle réalisait que sa relation s’épuisait depuis un certain temps, il n’avait pas pesé lourd dans sa décision d’hier ? Avait-il seulement compté ? Elle devait y réfléchir honnêtement, c’était le moment ou jamais. Cette résolution la soulagea d’un poids. La matinée était avancée lorsqu’elle décida de se rendre sur le marché local. Pêcheurs, maraîchers, camelots, elle en fit vite le tour. Des souvenirs d’enfance l’assaillaient par surprise, par bourrasques … Des odeurs, des ressentis … elle revoyait instantanément le marché d’hiver avec le visage rougeaud et les mains gercées que sa grand-mère réchauffait dans les siennes, le retour de pêche et les relents iodés…Les marrons chauds grillés dans un grand tonneau changé en barbecue et servis dans un cône de papier journal qu’elle mangeait en se brûlant les doigts. Les badauds en cercle serré autour de l’étal du quincaillier qui clamait la vente du siècle…

Elle déjeuna l’esprit serein et le cœur content. Trois tables seulement étaient occupées, deux vieux couples et elle-même. Elle s’attarda contrairement à son habitude où les repas souvent bâclés rimaient avec perte de temps : toujours des tonnes de choses à faire, du travail en retard, des bilans à clôturer, des réunions à préparer, des objectifs à remplir, des délais à tenir, des amis à voir , enfin les amis de Pierre à se coltiner, des courses à faire, des soirées à ne manquer sous aucun prétexte pour y croiser toujours les mêmes…Elle se voyait aujourd’hui comme une observatrice anonyme ou invisible qui circulerait de groupe en groupe et écouterait les propos de chacun . Elle sourit : quel menu insipide ! Quel ennui ! Y avait-il une once de sincérité ou de vérité à tous ces rassemblements de parasites ? Elle n’y avait décidément pas sa place, elle l’avait toujours plus ou moins su sans vouloir se l’avouer, elle y respirait mal, elle n’avait rien à dire, elle s’y barbait. Elle se reniait en acceptant ces mascarades. Pourquoi ? Pour qui ? Elle avait perdu le fil de sa vie.

L’après midi elle marcha de longues heures dans l’air vif de la baie, elle se sentit vivante. Le Marquenterre lui livra tout son potentiel .Elle s’extasiait devant une nichée insolite qui traversait le marigot, ! Elle s’immobilisait pour suivre l’envol des aigrettes blanches. Elle s’imprégnait du chant d’oiseaux méconnus ou habilement dissimulés dans les argousiers épineux. Elle s’émouvait à la vue d’un couple de cigognes qui cajolaient côte à côte dans un nid trop étroit ( elle pensa au lit démesurément grand qu’elle partageait avec Pierre de plus en plus distant ) Tout n’était qu’émerveillement. Elle céda à l’ivresse de se laisser bringuebaler dans un chariot tirer par deux percherons . Eux seuls pouvaient emprunter certains chemins d’où l’on découvrait un paysage qui laisse pantois. L’immensité de l’horizon flirtait avec l’immensité du rêve ! Quelle révélation ! Quel bouleversement ! Léa était émue aux larmes. Elle ne pouvait détacher son regard de la vision de son avenir.Elle rentra, fourbue, vidée, rincée, dépossédée d’une vie qui ne lui appartenait plus. Elle faisait peau neuve, elle muait. Elle respirait à nouveau, elle renaissait à elle-même.

Elle passa la soirée près de l’âtre où crépitait un feu qui sentait bon la résine. Elle avait déniché un recueil de poésie qui nourrissait à point les heures qui s’égrenaient dans une douce lassitude.

La nuit fut plus calme, du coup. Une certaine harmonie semblait faire corps. Elle s’éveilla en pleine forme et projeta d’aller jeter un œil à la Pointe du Hourdel avec l’espoir d’y apercevoir des phoques. Quelques courageux arpentaient déjà la grève. Photographes amateurs, amoureux des sites sauvages, les attentes n’étaient pas très éloignées. On entendait le ressac qui cadençait le souffle. Léa avait l’impression de respirer au rythme des vagues, en osmose avec le milieu. Elle ne pensait à rien d’autre qu’au moment présent, au plaisir d’être là, à ce qu’elle recevait de la nature : cadeau ! Des mots de gratitude lui vinrent aux lèvres, elle murmurait au vent, à la mer, au ciel , merci, merci, merci … Le temps passait trop vite. Elle déjeuna dans un petit restaurant du bourg et loua un vélo pour l’après-midi. Cela faisait une éternité qu’elle n’avait pédalé si joyeusement, pédalé tout court d’ailleurs ! Quinze ans ? Vingt ans ? Déjà ! se dit-elle. Qu’avait-elle vécu depuis son enfance ? D’important, de fort, de vrai ? Elle réfléchissait, ne trouvait rien qui résonne en elle, qui fasse écho à ce qu’elle vivait ici. Elle avait beau chercher …Il y avait bien sa fin d’études, sa remise de diplôme avec ses parents et amis et puis quoi ? De petites joies éphémères comme son premier contrat de travail en poche, un voyage ou deux comme des parenthèses trop vite refermées, quelques réunions de famille …Depuis quand n’avait-elle pas revu ses parents, sa grand-mère ? Depuis quand ne les avait-elle pas serrés dans ses bras ? Leur avait-elle dit qu’elle les aimait ?

La soirée fut douce, comme la précédente, avec des images plein la tête, des émotions à vous chavirer le cœur. Demain elle devrait repartir.

Sur la route qui la ramenait elle se surprit à penser « qui la ramenait » à sa réalité . Cela la fit sursauter. Mais quelle réalité ? Qu’est-ce que la réalité ? La réponse s’imposa à elle : la réalité est plurielle. Tout s’enchaîna très clairement. Tout devenait limpide. Son avenir s’éclaircissait. Elle sifflota, elle était légère, sereine, son retour collerait à Sa réalité. Elle alignerait les lignes les plus simples, pas d’échafaudage alambiqué : aller à l’essentiel. Pas de stress, pas de stratégies, la ligne droite. Elle savait.

Primo, elle donna sa démission, sa voie était ailleurs. Secondo, elle quitta Pierre, sa vie était ailleurs. Tertio, elle reprit la petite exploitation maraîchère laissée en jachère depuis la mort de son grand-père. Elle fit du bio, au moins de l’agriculture raisonnée pour commencer. Elle eut des torrents d’idées plus fécondes les unes que les autres. Et elle se révéla à elle-même, sur sa propre longueur d’ondes, ses bonnes fréquences …

THE END

Et voilà ! ça vous a plu ?????

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